L'ouvrage Spotify Teardown,1 paru en mars 2019 aux éditions MIT Press, se penche sur les travaux de recherche qui ont pour but de cerner les modèles et pratiques des plateformes d'écoute musicale en ligne – en l'occurrence Spotify – et présente divers cas types utilisant des approches de collecte et d'observation qui doivent composer avec des contraintes légales d'utilisation et de techniques dépassant souvent les limites fixées par ces mêmes services. En voici un bref résumé.


Ne travailler qu'avec l'accord des grandes corporations ne permet pas d'être critique à leur égard

Le livre évoque l'utilisation de techniques de moissonnage, non prévues par les API des services (le Web Scrapping) ou l'utilisation de faux comptes d'utilisateurs. Il souligne notamment la nécessité de se livrer à de telles recherches enfreignant les cadres prévus.

violating terms of service is not only ethically possible, but might even be ethically required in some circumstances... If we only work with permission of Large Corporation, can we ever be critical of Large Corporation? (p. 188)

Sa lecture est importante pour appréhender nombres de caractéristiques des plateformes mondialisées qui dominent les marchés et constituent de nouveaux monopoles.

De plus, l'ouvrage évoque le fait que Spotify n'avait, au départ et encore aujourd'hui, que peu à voir avec l'industrie musicale, que ses fondateurs n'avaient pas d'intérêt ou de connaissances spécifiques de ce secteur. Contrairement aux perceptions, l'objectif de Spotify ne serait pas tant d'offrir une solution aux divers maux de l'industrie musicale, que de valider de nouveaux modèles de dissémination massive et rapide de fichiers numériques et d'exploitation de données d'usage, ainsi que de ventes publicitaires.

Le LATICCE, laboratoire auquel je suis associé, se livre actuellement à des tests analogues à ceux effectués par l'équipe de Spotify Teardown. Jusqu'ici, nos constats ont tendance à confirmer certaines qualités indéniables de ce service. Par ailleurs, la portée culturelle et sociale des enjeux et le nombre de paramètres à prendre en considération pour mieux comprendre leurs effets sur la mutation des habitudes de fréquentation de la culture, militent pour que les chercheurs puissent se livrer à des expériences indépendantes. Or, Spotify Teardown lève notamment le voile sur les tentatives de muselage des recherches par l'entreprise suédoise.

Spotify then moved on to contact the Swedish Research Council directly to suggest cutting the funding for the project. (p. 17)

L'ouvrage présente une série d'interventions s'appliquant à décrire l'univers de Spotify et ses composantes : l'historique et l'évolution du modèle (The Swedish Unicorn), l'ingestion des contenus musicaux et l'importance des métadonnées (Record Label Setup), les méthodologies d'observation mises en place par l'équipe de recherche (How we Tracked Streams), l'observation des logiques de création des listes d'écoute et les failles de la recommandation (Too Much Data), les problèmes engendrés par le gratuit et l'écoute illimitée (Introducing Songblocker) et enfin, une conclusion qui se penche sur la vision de développement futur de la plateforme (Work at Spotify!).


Le profilage comportemental

Les faits saillants évoquent les problèmes éthiques, la qualité de la recommandation liée au profilage comportemental, la prise en compte de l'historique d'écoute et les prétentions encore peu avérées du service à ce chapitre.

This is also called behavioral profiling in social pyschology (…) Such profiling activities seem to be in direct violation of upcoming EU regulation. (Article 22 de la General Data Protection regulation) (p. 190)

Il souligne la fragilité d'un modèle qui repose sur l'exploitation d'actifs sur lesquels le service ne détient pas le contrôle, soit les catalogues musicaux tiers existants. De surcroit, puisque les répertoires musicaux se concentrent majoritairement sur ceux de trois multinationales, non seulement le service est-il dépendant, mais il dépend de peu d'acteurs.

Spotify's business model... still appears - highly skewed toward major stars and record labels, … (p. 3)


Des playlists créées par les multinationales

On y apprend que les listes d'écoute, ou playlists, qui constituent le socle du service, sont dans une importante proportion créées par des services tiers qui appartiennent aux majors : Filtr pour Sony, Topsify pour Warner et Digster pour Universal (p. 5).

Les services d'écoute en continu sont des boîtes noires (blackboxes) qui s'affirment souvent selon des logiques de Winner Takes All (un seul service s'impose pour chaque type de demande), qui posent des risques pour la mise en valeur d'une diversité de l'offre, malgré l'inventaire exhaustif auxquels les services musicaux prétendent donner un accès libre, soit plus de 30 millions d'enregistrements.

La question qui se pose à terme est surtout de savoir si Spotify est davantage une plateforme culturelle ou une entreprise médiatique publicitaire. Si la seconde hypothèse l'emportait, il faudrait s'inquiéter de la réelle qualité des recommandations proposées par le service. Or, il est extrêmement difficile de percer de telles boîtes noires et le pouvoir des grandes plateformes repose en majeure partie sur le mythe qu'il est impossible d'ouvrir un débat public sur leurs pratiques. Que ce soit pour protéger nos données personnelles ou un modèle d'affaire soi-disant innovant, les grandes plateformes se livrent à des pratiques hermétiques.


Forcer la boîte noire par des techniques de recherche immersives

Les chercheurs regroupés autour du laboratoire en « Digital Humanities », HUMlab de l'Université Umea, ont opté pour une approche de recherche plus pragmatique que l'observation, en choisissant l'immersion, en tentant de pénétrer la boîte noire. Ils ont créé une « fausse » maison de disques et de faux contenus et ont investi la plateforme tel que le ferait un artiste ou un label. Ils insistent sur l'importance pour les chercheurs en sciences humaines s'intéressant aux technologies de mieux maîtriser la conception logicielle et le design des appareils et interfaces. La recherche qui porte sur les plateformes implique une triangulation de trois paramètres, soit l'expérience usager, l'informatique et l'économie.


Approches qualitatives ou quantitatives?

Un des tests déterminants a consisté à utiliser de 17 à 96 robots ou persona, afin de mesurer la qualité des recommandations découlant de deux paramètres requis pour s'inscrire sur le service, soit l'âge et le sexe des abonnés. L'utilisation de méthodes de visualisation des données massives a permis de constater que, si le sexe des abonnés avait un certain impact sur les titres proposés, cela n’était le cas que sur les listes éditoriales et thématiques établies selon les marchés territoriaux, mais pas de façon granulaire dans les recommandations fondées sur le profilage comportemental en fonction du sexe (Discover Weekly) : « There were simply no Discover recommendations in the huge database. » (p.143). Une approche strictement qualitative et manuelle n'aurait pas permis d'effectuer pareil constat. En revanche, le fait de ne pouvoir circonscrire de variations dans les recommandations selon le sexe des abonnés est traité par l'équipe comme un possible échec de leurs méthodologies et renvoit à la complexité d'établir un protocole d'observation adéquat pour appréhender la qualité des algorithmes d'une plateforme sans cesse en mouvement. Il faudra en vertu de telles conclusions ajuster les approches constamment et poursuivre les efforts d'analyse.

« We want to remind ourselves and others of the need for reflexivity throughout the research process » (p.147)

Si la présente synthèse offre une vue bien partielle de l'étude Spotify Teardown, elle veut surtout souligner l'importance de mettre en place des travaux soutenus d'observation indépendante sur le fonctionnement de telles plateformes, qui agissent de façon irrémédiable sur nos habitudes de consommation culturelle.

1Eriksson, M., Fleischer, R., Johansson, A., Snickars, P. & Vonderau, P. Spotify teardown : inside the black box of streaming music. (MIT Press, 2019). at https://mitpress.mit.edu/books/spotify-teardown#.XHLQHCWzFk8.mendeley

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