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Informations sur la traduction

Traduction de l’anglais par Anne-Marie Rivard.

Révision par Rosemarie Fournier-Guillemette et Ariane Gibeau.

Lecture sensible par Madioula Kébé.

Source du texte original : Wells, Ida B., « Lynch law », The Reason Why the Colored American is not in the World’s Columbian Exposition, Chicago, 1893. URL : https://archive.org/details/reasonwhycolored00unse.


Traumavertissement (TA) : descriptions graphiques de violences envers des personnes noires.



Info
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Note sur la traduction

En 1893, la journaliste afroaméricaine Ida B. Wells fait paraitre un volume intitulé The Reason Why the Colored American is not in the World’s Columbian Exposition, autopublié par l’autrice et agrémenté d’une introduction de la main du militant antiesclavagiste Frederick Douglas, ainsi que d’un chapitre conclusif rédigé par F. L. Barnett. Après avoir commenté la consitution des Noirs comme une classe dominée, et relevé la manière dont l’esclavage s’est renouvelé après la guerre civile américaine à travers le travail forcé des prisonniers, Wells s’attaque à la question de la justice populaire raciste des lynchages avec « La loi de Lynch ».

La terrible description qu’on peut y lire des cruautés subies par nombre de personnes noires à travers les États-Unis constitue un témoignage unique de la violence de ces événements, offert de surcroît par une journaliste afrodescendante y ayant directement assisté. Pour cette raison, le texte de Wells représente une source première importante dans l’appréhension de la pensée antiraciste, fondamentale dans la structuration du féminisme noir.

L’un des défis importants présentés par le texte de Wells pour sa traduction vers le français est l’usage important que l’autrice fait du mot « Negro », utilisé comme nom et comme adjectif pour qualifier l’identité des noirs afroaméricains. Pour certaines raisons, il nous a semblé inadéquat de faire appel à l’équivalent direct de ce terme dans la langue française : principalement, à l’heure d’aujourd’hui, ce mot est jugé offensant par un nombre important de personnes, racisées ou non; de plus, il existe en français plusieurs équivalents qui ne portent pas la même charge violente et permettent d’exprimer le même sens (comme « Noir·e », « personne noire », « personne afrodescendante », etc.); enfin, comme c’est toujours le cas en traduction, les contextes d’utilisation de « Negro » et de sa déclinaison française sont vastement différents. De même, nous nous sommes en tout temps efforcé·es d’éviter toute caractérisation des personnes noires qui pourraient tendre à l’animalisation ou la diabolisation, des tropes qui alimentent les préjugés racistes envers ces personnes.


La loi de Lynch

Ida B. Wells

Selon le Virginia Lancet,

l’origine de ce que nous nommons communément la « Loi de Lynch » en 1780 vient d’un groupe de citoyens du comté de Pittsylvania, en Virginie, formé dans le but d’éliminer une bande de voleurs de chevaux et de faussaires dont les stratagèmes habiles avaient défié les lois ordinaires de ces terres, et dont le succès les avaient encouragés et enhardis dans la poursuite de leurs offenses envers la communauté. Le colonel William Lynch a rédigé une ébauche de cet acte à l’égard de ce rassemblement de citoyens, et la « Loi de Lynch » est, depuis, le terme utilisé pour désigner l’application sommaire d’un châtiment par de simples citoyens qui ne sont pas autorisés à s’arroger un tel pouvoir.

Dans certains des plus vieux états de l’Union, où les tribunaux de droit sont établis depuis longtemps et où les lois sont appliquées par des Blancs, cette loi est toujours en vigueur. Elle est davantage sanctionnée dans les états qui adoptent le système de louage des condamnés, et elle est principalement invoquée contre le Noir[1]. Les quinze premières années de son émancipation, l’homme noir a été assassiné par des foules masquées pour avoir tenté de voter. Le lynchage étant désormais, pour cette seule raison, impopulaire auprès du public, un nouveau motif est désormais donné pour justifier les assassinats des quinze dernières années. L’homme noir a d’abord été accusé de vouloir dominer les Blancs, et des centaines d’individus ont été tués sous ce prétexte. Les hommes noirs sont maintenant accusés d’avoir agressé ou d’avoir tenté d’agresser des femmes blanches. Cette accusation, aussi fausse que dégoûtante, nous vole la sympathie du monde et salit la réputation de la race.

Les hommes qui émettent ces accusations mènent et aiguillonnent les foules qui commettent les lynchages. Ils appartiennent à cette race qui considère que la vie des Noirs n’a que peu de valeur; ils sont les propriétaires des fils télégraphiques, des journaux, et de toutes autres formes de communication avec le monde extérieur. Ils rédigent les articles qui justifient les lynchages en assombrissant le plus possible la réputation des Noirs, et ces billets sont accueillis par les associations de presse et par le monde sans la moindre remise en question ou enquête. La révolte des foules augmenté de manière alarmante en fréquence et en violence. Plus de mille hommes, femmes et enfants noirs ont ainsi été sacrifiés dans les dix dernières années. Les masques sont tombés depuis longtemps et, à l’heure actuelle, les lynchages se font à découvert. Les shérifs, la police et les représentants des États demeurent immobiles, les bras croisés, et veillent au grain. Le jury du coroner est souvent composé de ceux qui ont pris part au lynchage et le verdict de « Mort commise par des individus inconnus du jury » est rendu. La cruauté et le barbarisme des lyncheurs s’amplifient parallèlement à l’augmentation du nombre de lynchages. Dans la première moitié de cette année (1893), trois êtres humains ont été brûlés vivants en Amérique civilisée. Plus de cent ont été lynchés durant ces six mois. Ils ont été pendus, puis mutilés, fusillés et brûlés.

Le tableau ci-dessous a été publié dans le Chicago Tribune en 1892 et est reproduit ici afin de susciter une mûre réflexion.

1882 : 52 Noirs assassinés par la foule

1883 : 39 Noirs assassinés par la foule

1884 : 53 Noirs assassinés par la foule

1885 : 77 Noirs assassinés par la foule

1886 : 73 Noirs assassinés par la foule

1887 : 70 Noirs assassinés par la foule

1888 : 72 Noirs assassinés par la foule

1889 : 95 Noirs assassinés par la foule

1890 : 100 Noirs assassinés par la foule

1891 : 169 Noirs assassinés par la foule

De ce nombre :

269 ont été accusés de viol

253 ont été accusés de meurtre

44 ont été accusés de vol qualifié

37 ont été accusés d’incendie volontaire

4 ont été accusés de vol avec effraction

27 ont été accusés de préjugé racial

13 ont été accusés de s’être querellés avec des hommes blancs

10 ont été accusés d’avoir proféré des menaces

7 ont été accusés d’avoir participé à des émeutes

5 ont été accusés de mélange racial

32 ont été accusés sans motif

Ce tableau démontre 1) que seulement un tiers des presque mille individus noirs assassinés ont été accusés de viol. Ce crime n’est puni que lorsqu’une femme blanche accuse un homme noir, une accusation qui n’est jamais prouvée. On ferme les yeux sur ce même crime lorsqu’il est commis par un Noir contre une Noire, ou par un homme blanc contre une femme noire, et ce, même dans les tribunaux judiciaires.

2) Que presque autant de personnes ont été lynchées pour meurtre que pour viol, un crime que le monde entier attribue comme la cause de tous les lynchages. Les gens ont tendance à croire que les femmes et les enfants blancs, entourés de leurs protecteurs légitimes, ne sont pas en sécurité dans les quartiers de l’homme noir, le même qui les a protégés et qui a pris soin d’eux pendant la guerre de Sécession. Les maris, les pères et les frères de ces femmes blanches ont été éloignés au combat pendant quatre ans, en guerre pour maintenir le Noir dans l’esclavage et pourtant, aucun cas d’agression sexuelle n’a jamais été signalé!

3) Que « le vol qualifié, l’incendie volontaire, le préjugé racial, le fait de se quereller avec des hommes blancs, la participation à des émeutes, le mélange racial (marier une personne blanche) et le vol avec effraction », sont des crimes capitaux passibles de la peine de mort lorsqu’ils sont commis par une personne noire contre une personne blanche. Presque autant de Noirs ont été lynchés pour ces motifs (non prouvés) que pour le crime de viol.

4) Que pour près de cinquante de ces lynchages, aucun motif n’a été invoqué. Nulle justification n’est demandée, puisqu’il est inutile d’occulter une exaction si personne n’en est tenu responsable. La simple parole d’un Blanc contre un Noir est suffisante pour qu’une meute d’hommes blancs lynchent un homme noir. Aucune enquête visant à démontrer la culpabilité ou l’innocence des accusés n’est menée. Dans de telles conditions, les hommes blancs n’ont qu’à se noircir le visage, commettre des infractions contre l’ordre public, accuser une personne noire, et attendre tranquillement qu’il soit tué par la foule. Will Lewis, un jeune Noir de 18 ans, a été lynché à Tullahoma, au Tennessee, en août 1891. Son crime? « Avoir été ivre et irrévérencieux à l’égard de personnes blanches ».  

Les femmes noires n’ont pas échappé à la furie de la foule. À l’été 1886, à Jackson, au Tennessee, une femme blanche est morte empoisonnée. Sa cuisinière, une Noire, a été soupçonnée, et quand une boîte de poison à rats a été trouvée dans sa chambre, elle a immédiatement été emprisonnée. Quand la foule a atteint son point de frénésie, on l’a traînée jusqu’à l’extérieur de la prison, on lui arraché tous ses vêtements et on l’a pendue à la vue de tous sur la place publique du palais de justice. Jackson est une des plus vieilles villes du Tennessee et la Cour suprême de l’état y tient ses séances. Personne, cependant, n’a été arrêté. Plus encore, personne ne s’est opposé à une telle violence. Depuis, le mari de la femme empoisonnée est mort, fou furieux, et ses délires subséquents ont prouvé que c’était lui – et non la cuisinière – qui était coupable du meurtre. Au printemps 1892, une jeune fille noire de quinze ans a été pendue à Rayville, en Louisiane, pour le même crime, soit l’empoisonnement de personnes blanches. Dans cette cause comme dans celle de Jackson, aucune preuve n’a été présentée et aucune enquête n’a été menée. Lou Stevens, une femme noire, a été pendue d’un pont ferroviaire à Hollendale, au Mississippi, en 1892. Elle a été accusée de complicité dans le meurtre de son amant – un homme blanc – qui avait abjectement abusé d’elle.

En 1892, 241 personnes ont été lynchées. Ce nombre est géographiquement réparti comme suit :

Alabama22Louisiane29
Arizona3Maryland1
Arkansas25Mississippi16
Californie3Missouri6
Caroline du Nord5Montana4
Caroline du Sud5New York1
Dakota du Nord1Ohio3
Floride11Oklahoma3
Géorgie17Tennessee28
Idaho8Texas15
Illinois1Virginie7
Kansas3Virginie-Occidentale5
Kentucky9Wyoming9

De ce nombre, 160 étaient des personnes noires. Quatre ont été lynchés dans l’État de New York, de l’Ohio et du Kansas; tous les autres ont été assassinés dans le Sud. De ce nombre, cinq étaient des femmes. Les accusations varient grandement, et se répartissent comme suit :

Viol46Tentative de viol11
Meurtre58Tentative de vol4
Émeute3Larcin1
Préjudice racial6Légitime défense1
Aucun motif donné4Insulte envers une femme2
Incendie volontaire6Hors-la-loi6
Vol qualifié6Fraude1
Voie de fait2Tentative de meurtre2
Aucun motif donné, garçon et fille2

En ce qui concerne le garçon et la fille mentionnés ci-dessus, leur père, nommé Hastings, a été accusé du meurtre d’un homme blanc et de ses enfants; sa fille de quatorze ans et son garçon de seize ans ont été pendus et leurs corps criblés de balles. Le père a aussi été lynché par la suite. C’était en novembre 1892 à Jonesville, en Louisiane.

En mars 1892, un lynchage tout aussi cruel a eu lieu à Memphis au Tennessee. Trois jeunes hommes de couleur[2] ont ouvert le feu sur des hommes blancs en légitime défense lors d’une altercation sur leur lieu de travail. Ils ont été emprisonnés pendant trois jours, pour ensuite être relâchés par la foule qui les a abominablement abattus. Thomas Moss, Will Stewart et Calvin McDowell étaient des hommes d’affaires énergiques, qui avaient ouvert une épicerie florissante. Leur entreprise prospérait alors que celle de leur rival, un épicier blanc nommé Barrett, déclinait. Barrett a mené l’attaque sur leur épicerie et trois hommes blancs ont été blessés. Par voie de conséquence, trois hommes innocents ont été lynchés de façon barbare, laissant leurs familles sans pères. Memphis compte 75 000 citoyen·nes, il s’agit de l’une des principales villes du Tennessee! Aucun effort n’a été déployé pour punir les assassins de ces trois hommes. Aucune importance n’a été accordée au fait que les jeunes victimes de cet acte indigne étaient trois des individus les plus appréciés de cette communauté noire de 30  000 personnes. Ils étaient les administrateurs de la société qui gérait l’épicerie : Moss était président, Stewart était secrétaire et McDowell était gérant. Moss était membre de la fonction publique des États-Unis à titre de facteur, et les trois hommes avaient d’excellentes réputations en raison de leur honnêteté, leur intégrité et leur sobriété. Leurs assassins, cependant, bien qu’ils aient été identifiés, n’ont jamais été inculpés et n’ont même pas été gênés par une enquête préliminaire.

Lorsque la loi subit un tel mépris, il n’est pas surprenant que la même ville – une des villes dites « reines » du Sud – fournisse à nouveau une démonstration de barbarie presque démesurée. Cette fois, la foule n’a fait aucun effort pour cacher son identité et s’est plutôt délectée dans la contemplation de son orgie de crimes. La victime, Lee Walker, était un homme de couleur. Deux femmes blanches avaient déposé une plainte : alors qu’elles allaient en ville, un homme de couleur a surgi de sa cachette et traîné l’une d’entre elles de leur chariot; leurs cris, cependant, l’ont fait fuir, apeuré. Une alerte a été lancée à l’effet qu’un Noir avait tenté d’agresser des femmes et des bandes d’hommes se sont lancés à sa poursuite. Ils ont ouvert le feu sur un homme de couleur qui a refusé de s’arrêter lorsqu’ils l’ont interpellé. Il s’est écoulé dix pleines journées avant la capture de Walker. Il a admis qu’il avait attaqué les femmes, mais il a affirmé n’avoir jamais tenté de les agresser et a nié avoir fait preuve de quelque indécence, ce dont, soit dit en passant, elles ne l’avaient jamais accusé. Il a dit qu’il avait faim et qu’il avait été déterminé à se trouver quelque chose à manger, mais qu’après avoir jeté une des femmes hors du chariot, il avait pris peur et s’était enfui. Il a été dûment arrêté et conduit à la prison de Memphis. Le fait qu’il était en prison et qu’il aurait pu être convenablement jugé et puni n’a pas arrêté les bons citoyens de Memphis de se faire justice à eux-mêmes, et Walker a été lynché.

Le samedi 23 juillet, le Memphis Commercial publiait un bilan exhaustif de la tragédie, dont nous reproduisons certains extraits ci-dessous.

À minuit hier soir, Lee Walker, qui a tenté d’agresser Mlle Mollie McCadden mardi matin dernier, a été enlevé de la prison du comté et pendu à un poteau télégraphique situé juste au nord de la prison. Toute la journée, des rumeurs ont circulé selon lesquelles il y aurait, à la tombée de la nuit, une attaque menée contre la prison, et comme tous anticipaient une résistance tenace, on craignait un affrontement entre la foule et les autorités.

À 22 heures, le capitaine O’Haver, le sergent Horan ainsi que plusieurs patrouilleurs étaient sur place, mais ils ont été incapables de contrôler l’attroupement. La foule a attaqué la porte du mur sud, qui a cédé. Le shérif McLendon et plusieurs de ses hommes se sont jetés dans la brèche, mais deux ou trois émeutiers ont réussi à se faufiler. Ils ont été freinés par les policiers, mais n’ont pas été maîtrisés parce que ces derniers n’ont pas voulu utiliser leurs matraques. La foule entière aurait pu être dispersée par une dizaine de policiers si ceux-ci avaient utilisé leurs matraques, mais le shérif a insisté pour qu’aucune violence ne soit commise.

La foule s’est emparée d’une barre de fer qui a fait office de bélier contre les portes d’entrée. Le shérif McLendon a tenté de les arrêter, mais quelqu’un l’a assommé avec une chaise. Il a malgré tout prôné la modération et a refusé de commander à ses adjoints et à la police de disperser la foule en usant la force. La stratégie pacifiste du shérif a persuadé la foule que les policiers étaient effrayés, ou du moins qu’ils ne leur feraient pas de mal, et ils ont redoublé d’efforts, encouragés par un aiguilleur costaud. À minuit, la porte de la prison a été enfoncée.

Aussitôt que le violeur a été sorti de sa cellule, des cris réclamant une corde se sont fait entendre. Quelqu’un a crié : « Brûlons-le! », mais le temps manquait pour faire un feu. Lorsque Walker a gagné le hall d’entrée, une douzaine d’hommes l’ont battu et poignardé. À moitié traîné, à moitié porté jusqu’au coin de la rue Front et de la ruelle entre Sycamore et Mill, Walker a été pendu à un poteau téléphonique.

Walker a désespérément tenté de se défendre. Deux hommes sont d’abord entrés dans sa cellule et lui ont ordonné d’avancer. Il a refusé et, comme ils ne parvenaient pas à l’extirper, d’autres sont entrés. Il a griffé ses assaillants et les a mordus, blessant gravement plusieurs d’entre eux avec ses dents. La foule a répliqué en le frappant et en le coupant au moyen de leurs poings et de leurs couteaux. Quand Walker a atteint les marches menant à la porte, il s’est à nouveau relevé et a été poignardé à plusieurs reprises. Arrivé à l’entrée, sa volonté était chancelante et il a été violemment bousculé parmi les hommes et les garçons qui juraient, qui criaient et qui ont lacéré et craché sur le pauvre homme. L’un des meneurs de la foule est tombé, et les autres l’ont piétiné sans ménagement. Il a été grièvement blessé : mâchoire fracturée et blessures internes. Après le lynchage, des amis en ont pris soin.

La foule s’est dirigée vers le nord en empruntant la rue Front avec la victime, s’arrêtant à la rue Sycamore pour prendre une corde à l’épicerie. « Emmenons-le au pont de fer sur la rue principale », ont hurlé plusieurs hommes. Ceux qui tenaient l’homme noir, cependant, étaient pressés de finir la tâche et, lorsqu’ils ont atteint le poteau téléphonique au coin de la rue Front et de la première ruelle au nord de Sycamore, ils se sont arrêtés. Un nœud coulant improvisé a été glissé autour de la tête de Walker et plusieurs jeunes hommes ont dressé une pile de bois près du poteau, jetant la corde autour de l’une des chevilles de fer. L’homme noir a été hissé jusqu’à ce que ses pieds soient suspendus à un mètre au-dessus du sol, la corde a été tendue et en peu de temps, le cadavre y pendait. L’un des meneurs de l’attroupement, un costaud, a tiré sur les jambes du Noir jusqu’à ce que son cou se brise. Les vêtements du malheureux lui ont été arrachés et, alors que son corps balançait dans les airs, celui qui avait tiré sur ses jambes l’a mutilé.

Une ou deux incisions de plus ont fait peu de différence dans l’apparence du violeur mort, cependant, puisque bien avant que la corde ne lui soit passée au cou, sa peau avait été coupée en lambeaux. Un coup de pistolet a été tiré alors que le cadavre pendait de la corde. Une douzaine de voix se sont élevées pour protester contre l’utilisation d’armes à feu et plus personne n’a tiré. On a laissé le corps pendre pendant une demi-heure, puis on l’a descendu et on a coupé la corde pour la diviser entre ceux qui s’étaient attardés sur les lieux de la tragédie. Il a ensuite été proposé de brûler le cadavre, ce qui a été fait. De l’assaut sur la prison jusqu’à l’incinération du cadavre de l’homme noir, une vingtaine de policiers et autant d’adjoints au shérif ont assisté à cette performance, mais pas un seul ne s’est interposé pour brusquer le dénouement après que la porte de la prison a cédé.

Alors qu’il pendait du poteau téléphonique les hanches et les mollets lacérés, le sang coulant des incisions au cou, la foule a injurié et fait tournoyer le corps pour qu’il se frappe contre le poteau. Loin d’être éprouvé par ce spectacle horrifique, le groupe d’émeutiers a regardé le tout avec complaisance, sinon avec un véritable plaisir. L’agonie de Walker a été douloureuse. Le cou n’était pas brisé puisque le corps avait été hissé sans être tombé; la mort est donc survenue par strangulation. Pendant les dix minutes qui ont suivi la pendaison, la poitrine se soulevait par moment et les membres du corps étaient pris de convulsions. Finalement, on a prononcé sa mort, et quelques minutes plus tard le détective Richardson a grimpé sur un tas de douves pour couper la corde. Le corps a chuté telle une masse macabre, et la foule a ri du bruit occasionné par la chute, quelques-uns criblant de coups de pied la carcasse inanimée.

Par la suite, le détective Richardson, qui est également coroner adjoint, a constitué un jury d’enquête composé de J. S. Moody, A. C. Waldran, B. J. Childs, J. N. House, Nelson Bills, T. L. Smith et A. Newhouse. Après l’inspection du corps, l’enquête du coroner a été suspendue jusqu’à neuf heures ce matin sans qu’aucun témoignage ait été entendu. Le jury se réunira chez le coroner au 51 rue Beale afin qu’un verdict soit prononcé. Dans le cas où aucun témoin ne serait produit, un verdict sera tout de même rendu puisque tous les membres du jury ont assisté au lynchage. Puis quelqu’un a crié : « Brûlons-le! » Le cri a été repris par les autres et, rapidement, une centaine de voix se sont mises à le scander. Le détective Richardson est parvenu – pendant un long moment, et à lui seul – à contenir la cohue. Il a discuté avec les hommes et les a implorés de ne pas attirer la disgrâce sur la ville en brûlant le corps, invoquant le fait que leur vengeance avait entièrement été assouvie.

Au même moment, un petit groupe s’affairait à allumer un feu au milieu de la rue. Le matériel combustible était à portée de main. Ils ont empoigné des paquets de douves dans la cour à bois adjacente pour faire du bois d’allumage. Ils ont trouvé du plus gros bois au même endroit et de l’huile de chauffage dans une épicerie non loin de là. Les « Brûlons-le! Brûlons-le! » ont redoublé.

Une demi-douzaine d’hommes ont saisi le corps nu. La foule les a acclamés. Ils se sont dirigés vers le feu et ont balancé le corps, qui a atterri au milieu du brasier. On a réclamé plus de bois, car le feu avait commencé à s’éteindre. Des volontaires ont apporté du bois et l’ont empilé si haut qu’on peinait, pendant un moment, à voir le corps de l’homme noir. Sa tête était bien visible, tout comme ses membres. Un de ses bras était suspendu au-dessus de son corps, le coude de travers, maintenu par un morceau de bois. En quelques instants, ses mains se sont mises à enfler, puis de grandes cloches sont apparues partout sur les parties exposées du corps. Par endroits, la chair brûlée a laissé apparaitre les os. C’était un tableau horrible, un spectacle auquel aucun individu présent n’avait jamais assisté. Pour la majeure partie des spectateurs, c’était de trop et la foule s’est dispersée peu après le début de l’incinération.  

Mais un nombre important d’entre eux sont restés, pas le moindrement affligés par la vue d’un corps humain réduit en cendres. Deux ou trois femmes blanches, avec leurs compagnons, ont joué du coude pour se retrouver au premier rang et avoir une vue non obstruée – elles ont observé la scène avec froideur et une nonchalance étonnante. Un homme et une femme ont amené une petite fille qui n’avait pas plus de 12 ans, vraisemblablement leur enfant, afin qu’elle assiste à une scène sans doute capable de la priver de sommeil pendant plusieurs nuits, voire de causer un dommage irréparable à son système nerveux. Les commentaires provenant de la foule étaient variés. Certains ont louangé l’efficacité de ce type de traitement pour les violeurs, d’autres se sont réjouis que leurs épouses et leurs filles soient désormais à l’abri du malheureux. D’autres ont ri alors que la chair se fendait et se gonflait et, bien que plusieurs aient déclaré que l’incinération d’un corps mort était un acte inutile, pas un mot de compassion n’a été prononcé à l’égard du pauvre homme.

La corde utilisée pour pendre le Noir – la même qui avait servi à le sortir de prison – était ardemment recherchée par les chasseurs de reliques. Ils en sont presque venus aux coups pour avoir la chance d’en couper un morceau et, en très peu de temps, les deux cordes avaient disparu, des morceaux d’un à six pouces se trouvant maintenant dans les poches des spectateurs. Certains des chasseurs sont restés jusqu’à ce que les cendres refroidissent afin de récupérer d’horribles reliques telles les dents, les ongles et les morceaux de chair carbonisée de la victime immolée. Après avoir brûlé le corps, la foule a à nouveau attaché une corde autour du tronc calciné et l’a traîné le long de la rue principale jusqu’au palais de justice, où il a été pendu au poteau central. La corde s’est brisée et le cadavre est tombé avec un bruit sourd, mais il a à nouveau été hissé, les jambes calcinées touchant à peine le sol. Les dents ont été arrachées et les ongles coupés en guise de souvenirs. La foule était si bruyante que la police est intervenue. L’embaumeur Walsh a été appelé, il a pris en charge le corps et l’a emmené au salon funéraire, où il sera préparé pour l’enterrement dans le champ des indigents aujourd’hui.

Le télégramme reçu par l’Inter-Ocean de Chicago samedi 14 heures, dix heures avant le lynchage, fait office de prélude pour cet acte de barbarie du 19e siècle :

« Memphis, Tennessee, 22 juillet. À l’Inter-Ocean, Chicago. Lee Walker, homme de couleur, accusé d’avoir violé des femmes blanches, est emprisonné ici, sera sorti et brûlé par des Blancs ce soir. Pouvez-vous envoyer mademoiselle Ida Wells pour couvrir l’événement? Prière de répondre. R.M. Martin, Public Ledger. »

Le Public Ledger est l’un des plus vieux journaux du soir à Memphis. Ce télégramme démontre clairement que les intentions de la foule étaient connues bien avant que cette dernière s’exécute. Les émeutiers sont ainsi décrits par l’Appeal-Avalanche de Memphis : « Au départ, il nous a semblé que la majorité était des brutes, mais à mesure que la foule grossissait, des hommes appartenant à toutes les couches de la société ont pris les devants, bien que la majorité ait été de jeunes hommes. »

Voilà la punition qui a été infligée à un homme noir accusé non de viol, mais de tentative d’agression, et ce, sans aucune preuve de culpabilité, puisque les femmes n’ont pas eu l’occasion de l’identifier. Tout ceci est à peine moins épouvantable que le cas de Henry Smith à Paris, au Texas, brûlé vif le 1er février 1893, ou encore celui d’Edward Coy, à Texarkana, dans le même État, le 20 février 1892, qui a subi le même sort. Les deux hommes avaient été accusés d’avoir agressé des femmes blanches et ils ont tous deux été attachés au poteau et brûlés vifs devant une dizaine de milliers de personnes. Dans le cas de Coy, la femme blanche a elle-même allumé le feu, alors que la victime proclamait toujours son innocence.

L’image reproduite ci-dessous est la reproduction exacte d’une photo prise sur les lieux d’un lynchage à Clanton, en Alabama, en août 1891. Les motifs invoqués pour la pendaison proviennent de la foule elle-même, et sont reproduits au verso de la photographie. Cette photographie a été envoyée au juge A.W. Tourgée, de Mayville, dans l’état de New York.

PHOTO – « Scène du lynchage à Clanton, Alabama, août 1891 »

PHOTO – « Fac-similé du verso de la photographie »

Dans certains cas mentionnés précédemment, la foule semble ne pas douter de la culpabilité de l’homme noir. On annonce au monde entier que la femme blanche impliquée dans l’événement l’a identifié, ou encore on soutient que le prisonnier a « avoué ». Mais lors du lynchage du 24 avril 1893 à Barnwell County en Caroline du Sud, la victime de la foule, John Peterson, s’est échappé et s’est placé sous la protection du gouverneur Tillman – non seulement il a clamé son innocence, mais il a offert un alibi, fourni par des témoins blancs. Avant que ces derniers puissent être amenés à témoigner, la foule s’est présentée à la demeure du gouverneur et a exigé qu’on lui rende le prisonnier. Peterson a été livré aux émeutiers et, bien que la femme blanche impliquée dans l’affaire ait affirmé qu’il n’était pas le coupable, il a été pendu dans les 24 heures qui ont suivi. Il a été fusillé de plus de mille balles, sous le prétexte « qu’un crime avait été commis et que quelqu’un devait être pendu pour cela ».

Le lynchage de C.J. Miller le 7 juillet 1893 à Bardwell, au Kentucky, découle du même principe. Deux petites filles blanches ont été trouvées assassinées près de leur demeure le matin du 5 juillet, leurs corps horriblement mutilés. Le fait que leur père avait joué un rôle fondamental dans la poursuite criminelle et dans l’arrestation de l’un de leurs voisins blancs pour meurtre a été ignoré. On a publiquement proclamé qu’un Noir avait commis les viols et les meurtres et la poursuite a immédiatement été déclenchée. Un chien policier a été mis sur la piste, qui l’a mené jusqu’à la rivière et sur le bateau d’un pêcheur appelé Gordon. Ce dernier a affirmé avoir fait traverser la rivière à un homme blanc ou métissé à la peau claire, à la rame, la veille vers 18 heures. Le chien a été transporté sur l’autre rive, a repris la piste du côté du Missouri, et a couru environ deux cents mètres jusqu’à la demeure d’un fermier blanc pour ensuite se poser par terre et refuser d’aller plus loin.

Pendant ce temps, un homme noir étrange a été arrêté à Sikestown, Missouri, et les autorités ont télégraphié ce fait à Bardwell, au Kentucky. Le shérif, sans mandat, a escorté le prisonnier de l’autre côté de la rivière, au Kentucky, et l’a remis aux autorités qui accompagnaient la foule. Le prisonnier était un homme à la peau foncée. Il a dit s’appeler Miller et a affirmé n’être jamais allé au Kentucky. Quand le shérif lui a annoncé qu’il serait accusé de complicité s’il ne pointait pas le prisonnier du doigt, le pêcheur qui avait allégué avoir fait traverser la rivière à un homme blanc a identifié Miller. Vers 10 heures du matin, la foule désirait le brûler sans délai, mais monsieur Ray, le père des fillettes, a réussi – non sans grande difficulté – à les faire patienter jusqu’à 15 heures. Miller, convaincu de sa propre innocence, est resté calme alors que des centaines d’hommes ivres et armés faisaient rage autour de lui. Il a dit : « Mon nom est C. J. Miller. Je viens de Springfield, Illinois, ma femme habite au 716 North Second Street. Je suis ici parmi vous aujourd’hui, considéré comme l’un des hommes les plus brutaux. Je me trouve ici entouré d’hommes énervés. Des hommes qui refusent de laisser la justice suivre son cours. Et en ce qui concerne la loi, je n’ai commis aucun crime, certainement pas un crime assez hideux pour être privé de ma vie ou de ma liberté. J’avais avec moi quelques bagues que j’ai achetées à un colporteur juif pour la somme de 4,50 $. J’ai quitté Springfield le premier jour de juillet et je me suis rendu à Alton. D’Alton je suis allé à East Saint-Louis, puis à Jefferson Barracks. Ensuite je me suis dirigé vers Poplar Bluff, Hoxie, et ensuite Jonesboro, où j’ai pris un train de marchandises vers Malden, et de là je suis allé à Sikeston. Le 5 juillet, le jour où j’ai prétendument commis le crime, j’étais à Bismarck. »

Ne parvenant pas à établir un lien entre Miller et le crime, la foule a choisi de lui accorder le bénéfice du doute et de le pendre plutôt que de le brûler, comme cela avait été prévu initialement. À 15 heures, moment qui avait été fixé pour l’exécution, un groupe d’émeutiers s’est rué sur la prison, a arraché les vêtements de Miller et a noué la chemise qu’il portait autour de ses reins. Quelqu’un a déclaré que la corde était réservée à « la mort des hommes blancs ». Conséquemment, une chaine à billots de près de 30 mètres et pesant presque 50 kilogrammes a été placé autour de son cou. Il a été conduit dans la rue, dans cet état, et il a été pendu à un poteau télégraphique. Après l’avoir pris en photo, pendu, les doigts et les orteils arrachés et le reste de son corps horriblement mutilé, ils l’ont brûlé et l’ont réduit en cendres. Ceci s’est produit dans les douze heures suivant la capture de Miller. Depuis sa mort, ses affirmations concernant ses déplacements ont été corroborées. Mais la foule a refusé d’accorder le temps nécessaire à l’enquête.

Il n’y a pas de conclusion plus appropriée pour ce chapitre que ce passage tiré d’un texte d’opinion publié dans l’Inter-Ocean, un journal cohérent, au franc-parler. Au sujet des nombreux lynchages barbares des derniers deux mois, soit en juin et en juillet, on peut lire dans l’édition du 5 août 1893 :

Tant qu’il sera connu de tous que l’on peut porter contre un homme une accusation qui ne requiert aucune enquête avant qu’on le mette à mort, il existera des hommes méchants cherchant à se venger qui sont prêts à formuler de telles accusations. De telles conditions auront vite fait de détruire toute loi. Ceci ne serait pas toléré une seule journée par les hommes blancs. Mais les Noirs ont été si patients à travers toutes les épreuves qui leur ont été infligées que les hommes blancs, qui croyaient auparavant avoir le droit de tirer sur un Noir alors qu’il ne faisait qu’exercer son droit de vote, sont maintenant prêts à évoquer n’importe quel autre prétexte servant à justifier leur crime. C’est une coïncidence remarquable qu’à mesure que l’opinion publique s’indigne contre les assassinats politiques, on observe une augmentation correspondante dans les cas de lynchage pour agression contre une femme blanche. Les lynchages sont commis de la même manière que ceux menés par le Ku Klux Klan, à l’époque où les Noirs étaient attaqués par la foule pour avoir tenté de voter. La différence majeure est dans le motif qu’invoquent les émeutiers pour leurs actions.

L’enjeu réel est la nécessité d’un soutien public en faveur de l’application de la loi et à la possibilité de donner à tous les hommes, qu’ils soient blancs ou noirs, un procès équitable devant les tribunaux. Si le plan mis de l’avant par le News and Courier de Charleston nous permet d’y parvenir, qu’il soit adopté sans aucun délai. Personne ne veut défendre un scélérat contre des attaques brutales à l’égard de femmes sans défense. Mais l’homme noir a autant droit à un procès équitable que l’homme blanc, et le Sud ne sera pas libre de ces horribles crimes, commis au nom d’une loi édictée par la foule, tant que les citoyens honorables continueront de trouver des excuses pour avaliser le juge Lynch.


[1] Voir la « Note sur la traduction » au sujet du vocabulaire employé dans ce texte.

[2] Voir la « Note sur la traduction » au sujet du vocabulaire employé dans ce texte.