Informations sur la traduction

Traduction de l’anglais par Lucia Carballo.

Révision par Sophie Guinamand et Lilian Vianey Torres Merino.

Source du texte original : Bolten, Virginia (dir.), La Voz de la Mujer. Periódico Comunista-Anárquico, 1896-1897. Bernal, Argentine, Universidad Nacional de Quilmes, 2018. URL : http://ridaa.unq.edu.ar/handle/20.500.11807/2240.

Note sur la traduction

Considéré comme le premier journal anarcha-féministe d’Amérique du Sud, La Voz de la Mujer paraît à Buenos Aires en 1896-1897 : il s’agit d’une publication semi-clandestine en raison du plaidoyer pour l’action directe qu’elle contient. Les rédactrices y critiquent de manière véhémente la religion, la société capitaliste et les inégalités entre hommes et femmes, d’où la devise « Ni dieu, ni patron, ni mari ». Nous reproduisons ici les éditoriaux des numéros 1, 2, 3, 4, 5 et 7 – le numéro 6 n’étant plus accessible. À plusieurs moments, nous avons fait le choix de l’écriture inclusive. Bien que volontairement anachronique, ce choix permet de souligner les intentions féministes des rédactrices et leurs idées novatrices concernant la maternité, le mariage et l’amour libre, et leur dénonciation du sexisme des militants anarchistes. La traduction cherche également à adapter certaines formules orales au contexte québécois du 21e siècle.

Sommaire


Nos objectifs

Camarades, salut!

La voix de la femme, no 1

Nous voilà : épuisées par tant de pleurs, tant de misère, épuisées par l’éternel et déchirant portrait que nous offrent nos malheureux enfants, ces tendres morceaux de nos cœurs, épuisées de quémander et de mendier, épuisées d’être le jouet, l’objet des plaisirs de nos infâmes exploiteurs ou de nos vils maris, nous avons décidé de lever nos voix dans le concert social et d’exiger, exiger disons-nous, le plaisir qui nous revient du banquet de la vie.

De longues soirées de travail et de souffrances, de sombres et horribles journées vécues dans un grand dénuement ont pesé sur nous, et il nous a fallu entendre le cri sec et déchirant de nos enfants affamés, afin que nous nous décidions à faire entendre nos voix, épuisées par tant de misère et tant de souffrance. Non pas sous forme de lamentation ou de plainte suppliante, mais dans une volonté manifeste de revendication. Tout appartient à toutes.

Jusqu’à hier, nous avons imploré un Dieu, une vierge, un saint quelconque, l’un pas moins illusoire que l’autre, et lorsque, remplies d’espoir, nous avons osé demander une croûte de pain pour nos enfants, savez-vous ce que nous avons obtenu en retour ? Le regard obscène et lubrique de celui qui tente constamment d’enchaîner l’objet de ses plaisirs impurs, nous offrant d’une voix insinuante et astucieuse une issue potentielle, un projet d’affaires, un billet pour couvrir la nudité de nos corps, sans aucun autre engagement que celui de devoir lui offrir ce dernier en échange.

Nous avons continué d’avancer, toujours confiantes et gardant espoir en Dieu, et après avoir trébuché et être tombées parce que nous n’avions pas regardé là où nous marchions, tournant plutôt nos regards nostalgiques vers les cieux, savez-vous ce que nous avons trouvé sur notre chemin ? La lascivité et l’impureté brutale, la corruption, la stagnation et la seule possibilité de vendre, encore une fois, nos corps maigres et décrépits. Nous avons tourné nos regards asséchés en arrière, asséchés, oui, car ils étaient rendus asséchés ! Et là-bas, au loin, au large, nous avons presque aperçu nos enfants, pâles, faibles et malades… et l’ambiance déjà ténébreuse nous remémorait la famine. Maman, du pain pour l’amour de Dieu ! Et c’est là que nous avons compris pourquoi tout s’écroule… pourquoi on tue et pourquoi on vole (lire : on exproprie).

Et c’est à ce moment que, d’un seul coup, nous avons renié Dieu, et que nous avons compris à quel point son existence était nulle; bref nous avons affirmé qu’il n’existe pas.

Et c’est là encore que nous avons compati avec nos malheureuses camarades tombées au combat. Alors, nous avons voulu renverser toutes les angoisses et limitations insensées, et faire éclater la chaîne de la religion, dont les maillons sont plus épais que nos corps. Puis, nous avons compris que nous avions un ennemi puissant à combattre dans notre société actuelle, et c’est là qu’en regardant aux alentours, nous avons vu beaucoup de nos camarades se battre contre celle-ci  ; et puisque nous comprenions que leur ennemi était aussi le nôtre, nous avons décidé de les accompagner dans cette lutte contre l’ennemi commun, mais puisque nous ne voulions dépendre de personne, nous avons hissé le drapeau rouge à notre tour ; nous sommes allées au combat… sans Dieu ni maître.

Voilà, chères camarades, l’objectif de notre journal, qui n’est pas seulement le nôtre, mais aussi le vôtre, et c’est pourquoi nous nous déclarons communistes anarchistes et que nous proclamons le droit à la vie, c’est-à-dire le droit à l’égalité et à la liberté.

La rédaction


Avis de parution!

(Aux scarabées de la pensée)

La voix de la femme, no 2

Lorsque nous (femmes méprisables et ignorantes) avons pris l’initiative de publier La Voix de la Femme, nous le soupçonnions déjà, que vous vieux crabes! vous recevriez notre initiative avec votre philosophie habituelle et malicieuse, car vous devez savoir que nous, femmes maladroites, avons le sens de l’initiative et que celle-ci est le fruit de notre pensée ; le saviez-vous ? Nous réfléchissons, nous aussi.

Le premier numéro de La Voix de la Femme est paru, et, bien entendu, Troie a pris en feu ! : « l’émancipation de la femme, pour quoi faire ? » « je vais t’en faire de l’émancipation! », « qu’advienne plutôt la nôtre ! », et « ensuite, lorsque nous, les hommes, nous serons émancipés et libres, là nous verrons ».

C’est avec un tel humanisme et une telle bienveillance que notre initiative a été accueillie.

Nous savions déjà que si nous ne prenions pas les rênes de notre propre émancipation, nous deviendrions des momies ou quelque chose du genre, avant que le soi-disant Roi de la terre (l’homme) ne le fasse.

Mais il faut, messieurs les vieux crabes, plutôt qu’anarchistes, il faut que vous sachiez tout de suite que votre objet de plaisirs, ce corps parfait que vous corrompez, ce souffre-douleur de l’humanité, elle en a marre d’être une moins que rien à vos côtés. Il est urgent, ô, faux anarchistes ! que vous compreniez, une fois pour toutes, que notre mission dans la vie ne se limite pas à élever vos enfants et à nettoyer votre crasse, que nous avons le droit nous aussi de nous émanciper et d’être libres de toutes les tutelles; qu’elles soient sociales, économiques ou conjugales.

Qu’est-ce qu’une femme laide ou jolie, jeune ou vieille à vos yeux ? Une servante, une vadrouille !

Lorsque, sur votre terrible et désespéré chemin de croix, vous inclinez votre tête sur votre poitrine lacérée, lorsque vous partez dissiper votre mauvaise humeur, même si vous ne prenez pas le soin de le faire avec nous, vos femelles restent là (nous ne sommes rien que ça à vos yeux), à verser des cris amers et cela devrait vous faire comprendre que notre genre ne nous empêche pas de ressentir et de réfléchir.

Nous le savions déjà, malheureux messieurs, que pour vous une femme n’est rien de plus qu’un joli meuble, quelque chose comme un perroquet qui répète des mots doux pour vous flatter l’ego, qui vous fait la couture, qui travaille pour vous, et qui plus est, vous obéit et vous craint.

N’est-ce pas, messieurs les maris ? N’est-il pas agréable d’avoir une femme avec qui parler de liberté, d’anarchie, d’égalité, de Révolution sociale, de sang et de mort, pour que celle-ci, croyant que vous êtes des héros, vous avoue qu’elle craint pour votre survie (parce que, bien sûr, vous faites semblant d’être courageux), et se jette à votre cou afin de vous retenir, presque en sanglotant, en vous murmurant « Pour l’amour de Dieu ! Je t’en prie ! ».

Et voilà que vous l’avez, votre femme! Vous jetez sur votre femelle un regard de commisération, d’amour-propre comblé d’insatiable vanité [et] vous lui dites avec une nonchalance théâtrale : « Cesse, femme, il me faut aller à la réunion de ci ou de ça, autrement les camarades… cesse de pleurer, personne n’osera me dire, ou me faire quoi que ce soit. »

Et, bien sûr, avec vos « grandes tirades » vos pauvres compagnes vous considèrent comme des lions, car vous agissez comme pourvoyeurs et pensent que l’avenir social de cette vallée… d’anarchistes de pacotille vous appartient.

Bien entendu, avec cette attitude mystérieuse vous vous donnez de l’importance et vos malheureuses compagnes vous croient être de redoutables révolutionnaires, elles vous admirent intellectuellement et physiquement.

Voilà pourquoi, lorsque vous avez quelque chose à montrer à vos compagnes, il vous suffit de jeter sur elles votre regard fort et irrésistible, afin qu’elles inclinent timidement la tête en disant : « Quel révolutionnaire ! »

Et c’est pour cette raison, oui messieurs les vieux crabes anarchistes, c’est pour cette raison que vous ne voulez pas l’émancipation des femmes, parce que vous aimez qu’elles vous craignent et vous obéissent, vous aimez être admirés et louangés.

Mais, malgré tout, vous le verrez, nous ferons entrer La Voix de la Femme dans vos maisons et nous dirons à vos compagnes que vous n’êtes pas des lions, que vous n’êtes même pas des chiens de proie ; vous êtes en vérité un croisement entre poules et crabes (étrange croisement, n’est-ce pas ? Et pourtant vous l’êtes bien) vous parlez de liberté, mais ne la voulez que pour vous-mêmes, vous parlez d’anarchisme sans connaissance… non, mais laissons ça comme ça, car vous savez très bien ce que vous êtes et nous aussi, nous le savons, n’est-ce pas ?

Vous le savez très bien, donc, vous qui parlez de liberté tout en voulant être des tsars dans vos maisons, et vous qui voulez détenir le droit de vie et de mort sur tout ce qui vous entoure, vous qui vous croyez tellement au-dessus de nous, nous n’aurons plus peur, nous ne vous admirerons plus, nous n’obéirons plus aveuglément et timidement à vos ordres, nous vous mépriserons et si vous nous provoquez, nous vous dirons vos quatre vérités les poings serrés. Soyez donc prudents, vous les malins, soyez prudents, vous les crabes.

Si vous voulez être libres, nous le voulons encore plus ; doublement esclaves de la société et des hommes, fini le temps de « l’anarchie et de la liberté » pendant que les femmes sont au foyer.

Salut !

La rédaction


Battre en brèche

(À nos ennemis)

La voix de la femme, no 3

« ... nous sommes allées au combat… sans Dieu ni maître… » 
La voix de la femme, no 1

Cela est arrivée tel que  nous nous en doutions. Voilà notre constat lorsque nous avons remarqué le tollé général soulevé par notre éditorial du numéro 2.

Attaquées indirectement, et sans raison, lorsque le numéro 1 a vu le jour, nous avons décidé de laisser ces provocations sans réponse. En effet, c’est ainsi que nous avons agi, mais par malchance et en raison d’une série de controverses générées autour de l’article, due à l'absence de réplique de notre part, une véritable tempête s’est déchaînée sur La Voix de la Femme.

Or, malgré ce premier échec, nous ne sommes pas intimidées. Dès nos débuts journalistiques, nous avons affirmé : « puisque nous ne voulions dépendre de personne, nous avons hissé le drapeau rouge ; et nous sommes allées au combat… sans Dieu ni maître. »

Maintenant, donc, comment avez-vous pu croire qu’en étant déterminées comme nous le sommes, nous allions soumettre notre ligne de conduite aux opinions des Pierre, Jean, Jacques de ce monde ? Avez-vous cru, par hasard, qu’en ayant jugé notre article comme étant immoral, pour certains, et insensé pour d’autres, et parce que chacun d’entre vous, en faisant usage de sa volonté, nous a jugées, nous allions plier sur nos idées, sur notre façon de penser et sur notre manière d’agir ? Vous seriez plus qu’insensés si vous le croyiez ; cependant, nous sommes tentées de croire que vous l’avez été lorsque vous avez osé prononcer les absurdités que nous nous apprêtons à vous rapporter.

« Cela n’a pas d’allure… Ce n’est pas une façon d’écrire, de telles provocations de la part de ces femmes ne peuvent être tolérées, », « Il faut que ce journal disparaisse », etc., etc. Belle façon de penser, n’est-ce pas ? Belle démonstration de respect envers l’Autonomie individuelle !

Au nom de l’Anarchie, vous déclarez la guerre à un journal qui, en se lançant dans l'arène journalistique, a refusé toute concession possible en ce qui concerne la défense de l’émancipation des femmes: l’un des plus grands et des plus beaux idéaux de l’Anarchie !

Ceux d’entre vous qui ont pris la parole, avez-vous bien compris ce qu’est l’Anarchie ? Ne sera-t-elle pas celle qui assurera notre liberté individuelle la plus complète, une fois qu’elle aura triomphée ? Ne sera-t-elle pas celle qui mettra à égalité les femmes et les hommes  ?

Et si vous comprenez cela, tel que je pense que vous le comprenez, pourquoi utilisez-vous le mot Anarchie dans le but de brimer notre liberté de pensée et d’action et au nom de cette même Anarchie vous nous lancez des menaces ridicules afin de nous intimider tout simplement parce que nous sommes des femmes ?

Tenez-vous bien pour dit que toute justification porte en elle un blâme. Il est vrai qu’il y a des exceptions, mais elles ne sont pas la règle. C’est pour cette raison, donc, que les faux Anarchistes se sont crus offensés, et qu’ils ont crié au meurtre, telle une bête blessée par son chasseur.

Nous voulons aussi clarifier, chers camarades, qu’en citant en exergue notre numéro précédent, nous n’avons pas été poussées par le désir de nous transformer en féroces bêtes de la plume et de la langue, comme beaucoup l’ont dit, et nous ne nous sommes pas adressées à tous les anarchistes en général, mais bien à certains individus qui, se disant révolutionnaires, ont essayé de déformer l’objet de ce modeste papier et qui n’ayant sans doute pas le courage de nous attaquer de front, ont préféré nous planter un couteau dans le dos.

Nous voulons une lutte franche et loyale et c’est pourquoi nous l’avons provoquée, lorsque nos connaissances ont été attaquées. Voilà tout.

Mais, malgré toutes vos déclarations de guerre, nous battrons en brèche, prêtes à garder le drapeau de l’intransigeance hissé bien haut malgré tous ceux qui se sentiront menacés. Nous ne demanderons jamais l’avis de personne concernant notre ligne de conduite. Nous resterons fermes, honorant notre autonomie individuelle la plus complète selon les idéaux du Communisme et de l’Anarchie. Cela sera fait dans la mesure où la société bourgeoise actuelle nous le permettra.

Maintenant chères/chers camarades : Tous ceux et toutes celles qui se reconnaîtront dans notre ligne de conduite, nous espérons que vous nous donnerez le plus grand appui afin de pouvoir jeter au visage de la Société Bourgeoise Actuelle toute sa bassesse, toute son infamie, et de jeter au visage des tyrans de l’Humanité la boue qu’ils ont l’intention de jeter sur nous, les prolétaires.

Et pour en finir avec cette controverse, nous tenons à dire que si notre journal ne peut pas sortir tous les mois, il sortira tous les deux mois, si ce n’est pas tous les trois mois, et si par malchance le nombre de nos adversaires augmente à un point tel qu’il nous oblige à disparaître de la sphère journalistique (à notre avis cela est peu probable), sachez que nous tomberons peut-être, mais que notre drapeau restera à jamais hissé.

Tenez-vous-le pour dit. Nous battons en brèche.

La rédaction


  • Aucune étiquette
Écrire un commentaire...